Il est temps pour moi de partager une écriture généreuse et vivante, celle de Laurent Gaudé. Dans “Danser Les Ombres”, Laurent Gaudé nous présente une petite dizaine de personnages aux personnalités distinctes et complexes, à Haïti. Une jeune fille qui aime trop les hommes, un taxi tortionnaire, des militants de la liberté, tous ancrés dans le sol, tous portés par le désir de vivre, de se venger, de servir… Ces personnages se croisent et les scènes sont si fortes et justes qu’on pourrait être là, à côté d’eux, dans cet ancien bordel délabré ou sur la terrasse de cette villa Kénol, grande et bourgeoise. L’optimisme et la sensibilité humaine de Laurent Gaudé servent merveilleusement le fil rouge de ce roman. On trouve dans ce récit un avant et un après. Le point de rupture étant le séisme qui a détruit Port Au Prince. Dans l’après, les personnages évoluent dans un monde, non pas de désolation, mais de survie et d’espoir. C’est aussi un monde de flottement et d’incertitude entre les vivants et les morts, les disparus, les blessés en passe de mourir, les spectres. Laurent Gaudé questionne ici le passage vers la mort, l’acceptation des vivants et la nécessite du deuil. L’écrivain aborde ce sujet difficile avec poésie, fantaisie et une générosité sans faille. On se laisse donc porter malgré les douleurs fantômes que ce sujet évoque.
Je ne peux résister au plaisir de citer un passage particulièrement touchant, qui constitue le cœur de cette réflexion, à mon sens. Dans cette scène, une petite bonne femme, Dame Petite, habituellement silencieuse, prend la parole devant une foule de vivants emplis d’angoisses, quelques jours après la catastrophe.
Alors [Dame Petite] se tourne vers la rue, lève les deux mains bien haut et lance d’une voix de dresseur de fauve : “Suffit les morts !” Tout le monde s’est levé dans le jardin et regarde faire la vieille dame. Au bout de quelques secondes, elle se retourne vers les habitants de la maison Kénol, les embrasse tous du regard et dit :
Je le dis : il est temps de fermer le monde. Suffit les morts. Vous voulez les garder près de vous parce que vous avez peur du deuil. Mais les morts ne peuvent rester ici simplement pour éviter aux vivants de pleurer. Ils vont attendre. Errer. Devenir fous. Je le dis, moi qui ne parle jamais, il n’y a pas de vie sans désir et les morts n’en ont plus. Ni projet, ni impatience. Ils seront là comme des arbres morts, contemplant la vie qu’ils n’ont pas. Suffit les morts ! Que ceux qui veulent les retrouver cessent de vivre. Pour les autres, il est temps de les raccompagner. Que Prophète Coicou prenne la tête de la marche avec moi. Nous allons danser les ombres. Et le monde se refermera.
Les mots de Laurent Gaudé donnent une envie irrésistible de savourer la vie, dans ses moments les plus doux ou les plus tumultueux. Un livre à savourer à l’ombre, au calme.