danse

L’origine de l’Art

Juillet 2020, cour de l’Archevêché, Aix-en-Provence

Deux cents personnes masquées, assises sur des strapontins de bois. Température clémente, pour les sudistes. La scène immense, sol sombre, quelques marques. Les danseurs sont posés, ici et là, par groupe d’affinité. Shorts, collants, hauts près du corps. Les silhouettes grandes ou petites, les muscles longs ou forts. Chacun son caractère. On est loin de la norme.

Le maître entre. Salue, joue de son humour pour s’excuser de ne pas être en mesure de nous présenter son Lac des Cygnes qui a pris du retard. Nous subirons donc une séance de création, plutôt qu’une répétition.

Le cadre étant posé, le corps de ballet s’anime. Le maître lève une main avec grâce, plonge vers le sol, avance un pied, dans une direction, puis l’autre, porte le front vers le public. Il compte, dans le silence. Un, un, deux, deux, un, deux, trois, un, deux, quatre, un, deux. C’est une valse.

Antonin Prejlocaj propose, pour lui même, certains danseurs suivent, sans résistance, d’autres regardent, attentifs. Le mouvement n’est pas prêt, ils le savent. L’espace de la scène est segmenté. A gauche, le maitre et ses danseurs tests, au milieu ceux qui suivent, prompts à jouer la répétition, plus loin, à droite, ceux qui apprennent par le regard, en attendant que cette première mesure se finalise. Certains agitent leurs mains, soudain marionnettes danseuses. D’autres se meuvent, concentrés, ébauchent les pas, les tours, les élans. Répètent seuls, ou à deux, se corrigent, à trois. Découvrent ensemble le vocabulaire de ce Lac Des Cygnes. Au gré des ajustements que le maître apporte.

Une heure est passée. La mesure est prête. On a ajusté une centaine de glissé, rampement, port de tête, main filante. Puisqu’il est compliqué (mais pas impossible*) de décrire précisément un mouvement qui implique regard, bras, jambes, hanches, chaque fois agencés différemment, la mesure se raconte, avec et pour les danseurs, chaque mouvement porte un sobriquet, le saut bizarre, le plongeon brutal, le petit chien (la troupe aboie pour s’approprier ce mouvement), la dame en rouge (les mains pointent vers une personne habillée en rouge, dans le public, exactement placée où il faut). Une sorte d’histoire issue de l’imaginaire de cet instant. spécifique, mais qui aide à ancrer dans la mémoire de la troupe, qui crée de l’intimité et un vocabulaire commun. Les corps des danseurs refont ce que le maître fait.

Le maître se sait imparfait. C’est nul lance-t-il ? Les danseurs sourient. D’accord, c’est nul. On reprend. C’est ça ? interroge-t-il. Un hochement de tête. Il comprend que c’est mieux. Parfois il garde, même si c’est dur, même si c’est dense. On coupera plus tard, mais je veux un truc comme ça. Les danseurs apprennent la partition temporaire, puisqu’ils sont destinés à être cette matière de test, vivante, en devenir. Seul le mouvement collectif permettra de trancher. En groupe de 4, de 8, ils présentent au public et au maître, qui compte toujours, sans musique.

Il est temps de voir l’ensemble, cette mesure dansée en silence. On y va ! dit-il. Les danseurs bavardent encore, rejouent les temps avec leurs mains, les pieds immobiles.
La musique se lance. C’est le signal, chacun, chacune est à a place, comme par magie. L’harmonie de la musique et des danseurs est une évidence.

Un moment où l’on côtoie la création, où l’on s’ennivre du miracle artistique.

* Le ballet de Prejlocaj utilise la notation de Benesh pour archiver les ballets, au moment de leur création. Ce jour-là, sur scène une choréologue a noté chaque mesure. Anjelin Prejlocaj a recours systématiquement à cette technique de mémoire de ses ballets.

Roméo & Juliette, sous les étoiles, by Preljocaj

romeo juliette preljocaj

La danse dans un théâtre à ciel ouvert, dans la nature, entre arbres et étoiles. N’est ce point la promesse d’un instant apaisant. Ce vendredi, à Châteauvallon, dans la commune d’Ollioules, on pouvait voir Roméo et Juliette, chorégraphié par Anjelin Preljocaj, interprété par 24 danseurs de sa troupe, sur une musique de Prokovief. Cette création a 20 ans, et reste un chef d’œuvre.

La nuit tombée, les premières notes s’élèvent dans l’amphithéâtre en plein air, et les émotions nous traversent. Le langage des corps, les messages subtils de la mise en scène, les danseurs, présents, chaque personnage incarné avec sincérité. Un flot d’humanité.

Le rire, d’abord. Avec les nourrices de Juliette, coincées et tendres à souhait.

La joie. Avec l’impertinence de la bande de Roméo. Bravaches, coureurs, insolents et courageux. Les hommes et les femmes jouent, profitent de chaque instant. la scène s’emplit de sautillement, de petits désordres et d’éclats de rire.

La violence. D’une milice qui tape, qui met à mort, composée de corps noirs et tranchants. A coup de matraque, avec minutie. Le pas ferme, et les bras coupants.

L’émerveillement. Roméo et Juliette. Seuls. Tendres. Leur sensualité mise en exergue, reproduite par des couples d’ombres blanches, mimétiques, en cage. Blancheur et tendresse.

Le désespoir. Roméo qui violente le corps de  Juliette pour ranimer ce corps aimé, au désir éteint et vide. La danse à deux qui ne se joue plus qu’à un. Puis, à son tour, Juliette porte Roméo inerte. Avec l’énergie du desespoir, elle jette son corps contre celui de son amant, pour le ranimer, puis roule à terre. La danse réussit sans mot, à nous briser. Les soubresauts qui nous font croire à la vie, puis le retour à la fadeur mortelle. Le rendez-vous des amours manquées. Les amants meurent, finalement, ensemble – on le savait.

Le public reste gorge serrée, applaudit à peine lorsque la nuit envahit la scène. Une minute pour se ressaisir. Lorsque les 24 danseurs et Anjelin Preljocaj gagnent le devant de la scène, le public est emporté. Longs applaudissements. Nos émotions, brutes et intactes, sous les étoiles.

Note : photographie de Jean Claude Carbonne.