society

Viens, on va aux manèges

Passer les barrières, faire corps avec la foule. La fête. Les forains. Et nous.

Les paquets de familles, d’adolescents, de parents abandonnés se frottent, se glissent, se substituent, glissent dans un courant aléatoire. Pardon. Pardon. Volte-face. On avance à pas de prisonnier. On trouve un raccourci sous une épaule, on file à droite derrière le palais des glaces, d’où s’élèvent des cris angoissants. Les lumières argentées se transforment en champignons hallucinés. On se croirait à un concert d’ABBA en 1979. Gimme, gimme, gimme, a man after midnight … Est-ce que je chantonne ? Non. C’est l’un des 10 morceaux de musique qui fond sur moi depuis l’îlot des vendeurs de pacotille et de tickets gagnants.

Le sol en alu, claque sous les pieds pressés de tenter leur chance. Tac. Tac. La population se répartit par talent. Les grutiers d’iPhone, les boxeurs à poings nus, les tireurs de ballons tristes et enfermés, les pêcheurs de canards conciliants, les tamponneurs de voiture. Ca s’enthousiasme, ça court vers un monde où les cadeaux tombent du ciel. Avec un peu de chance. Las. Les vitrines blindées de lots résistent à la convoitise du plus grand nombre.

Et ces odeurs. A 50 mètres. Les churros dorés. Haut le cœur. Crêpe au chocolat fumante. Chaud sur les épaules. Hot-dog moutarde acide. Salive dans la bouche. Pop corn sucré. Maux de tête. Instantanément, on se souvient, si on a faim ou pas. Si ce sera du salé ou du sucré. Sirènes de départ. Les forains nous appellent. Attention, mesdamezémessieurs, c’est parti, c’est parti, on s’accroche, on lève les mains. Nous mangerons après les manèges. Il est urgent de s’élever dans les airs, dépasser notre expérience de promenade de poussins en ferme intensive.

Bras en l’air les passagers hurlent, secoués comme des grappes de raisin, centrifugés comme des oranges, satellisés comme des bananes (ben quoi ?). Portés par des moulins à vent mécaniques. Le bruit des pistons ne rassure ni les marionnettes en l’air, ni les allumettes au sol. Les cousines se filment, les grands-pères patientent avec les nouveaux-nés dans les bras, sous les néons clignotants. Jamaica dream. Evil looping. Pirate ship. Les mère modèrent les exigences. Encore. Un dernier. Celui-ci. Doigts pointés vers le ciel. Les grande sœurs se moquent des petites, joues inondées de larmes qui viennent de découvrir la pesanteur. Eclats de rire, cheveux emmêlés, effusion sont de mise. Roller Coaster à tous les étages.

Voilà. La traversée se termine. Avec un paquet de churros froid dans les mains. Les doigts gras et sucrés pressent la clé de la voiture. Le bruit des forains résonne encore longtemps sur le parking silencieux. On reviendra l’année prochaine. Ou pas.

Picture. Foire du Trône. Robert Doisneau

Balancement

Paris. Le soleil est à pic. Les boutiques ont baissé rideau. La lumière est claire, la pierre des hôtels particuliers du Marais offre son aspect le plus acceuillant et mat. La chaussée du large boulevard est déserte, étrangement calme, rien ne roule. Le pas se fait promenade sous la chaleur estivale. Quelques touristes en chapeau cherchent leur chemin.

Soudain, un cadencement énergique s’impose. Toc. Toc. Toc. Un pas décidé. Un jeune homme. Pantalon noir, chemise blanche au vent. Filiforme, le cou long, il avance. Ses jambes attaquent le bitume, comme au ralenti, avec une puissance inattendue. A ses pieds. Une paire de bottines. Talon haut, bout pointu, des bottines de femme. Il avance, concentré sur sa marche. Il balance une hanche et un talon, attérit en souplesse, remonte une épaule, et rebelotte.

Il marche, la tête dans ses chaussures. Il chaloupe, teste son pas. Plus vite, plus lent, plus ample. Il ralentit devant une devanture, tourne la tête sur le côté avec grâce, s’admire des pieds à la tête, des pieds aux pieds. Ses talons claquent, plus fort encore, lorsqu’il reprend son pas cadencé. Il ajoute quelques balancements, teste cet artifice féminin qui lui va si bien. Soudain, les épaules se libèrent, ses bras se meuvent, enrichissent la danse de sa marche. Quelques passants se figent en le croisant. Sa présence forte dans le sec de l’été, et son mouvement décidé, semblent crier, regardez-moi, je suis moi, je suis elle, je suis celui qui aime marcher de manière libérée.

Il s’éloigne, le pas audacieux, parfaitement rodé et aérien, il semble né pour porter ces chaussures et incarner cette danse des hanches, ces roulements de cul qui sont la propriété des femmes depuis des siècles. Ici, le féminin d’hier l’emporte sur le masculin d’aujourd’hui.

Pic Silent World by Lucie & Simon Memories of a Silent world — Brodbeck & de Barbuat

À l’eau

Entre sable et coques.

La mer partage ses humeurs. Courants chauds. Courants froids. Des corps minuscules venus déverser leur âme.

Une algue solitaire danse. Pour qui, pour quoi ? Une bonne raison quelque part – il y a souvent une bonne raison quelque part.

L’îlot de pins et de palmiers. Peut-être. La lune opale, laiteuse. Le clapotis des bouées jaunes. Oui.

Un éclat de soleil. La cloche du manège. Tinkatinka. Ticket en main. Refaire un tour. Tourbillons.

Ouvrir les tiroirs

Bon. Voilà. C’est bientôt la quille. Le D-day. Le déconfinement. Compte à rebours. Rouge, jaune, vert. Go.
L’extérieur inaccessible est bientôt à  portée de main. Les gens. Les gestes d’hier. La libre circulation. Ou presque. C’est le moment. Le temps de ressaisir ce qu’on avait mis de côté. Jeté dans un bahut.

Le bahut du déconfinement, moment lointain et utopique. Tiroirs dans lesquel on fourrait tout, faute de réponses. Pour tenir. Les questionnements étouffés, trop aiguës. Les trucs sur lesquels on avait peu d’emprise (en fait, pas du tout). On avait vite jeté tout ça, sans ordre ni méthode. Dévraquons. Ouvrons ces tiroirs. Ouvrons les, un à un. Puisque la rue, la ville, les sociabilités se dégèlent.
Qu’avons nous là ?

Le bonheur de retrouver ceux que l’on aime. Parceque s’avouer qu’ils nous manquaient cruellement était trop douloureux. Les envies de partage, de rires aux chandelles, de silences choisies. Ça se bouscule.

La colère d’avoir été infantilisée, du matin au soir, par des annonces de capitaine perdu. Parceque ça n’était pas le moment de ruer dans les brancards.

Le doux plaisir d’aller et venir. De marcher dans la rue sans froisser d’autorisation dans la poche. Liberté retrouvée. Bientôt !

L’anxiété de la proximité sociale. D’être à portée de l’autre. L’autre, l’inconnu, que nos portes fermées tenaient à bonne distance. Il faudra maintenant faire face.

Oh mais ! L’espoir de surprises offertes par le hasard des chemins qui se croisent. Le hasard, la malice… On avait oublié.

L’amertume d’avoir vu une humanité éructante, la bave aux lèvres, dressant un bûcher chaque jour, pour y brûler ses peurs.

La noirceur de ses propres côtés sombres. La loupe sur nos étrangetés, ridicules et monstrueuses. On traitera ça au grand jour, dans le flow de la liberté et du temps reconquis.

La légèreté, la frivolité, l’idée des possibles infinis, remisés pour cause de vie figée. Welcome back.

La liste secrète des choses matérielles qui nous manquaient le plus. Très vide finalement.

L’émerveillement d’être en contrée exotique. Ha non merde. Pas tout de suite. On referme vite. En y glissant la recette du pain maison. Ce sera pour plus tard, ou jamais.

Tout cela. Au grand jour. Avant le grand jour. En plus de tout ce que l’on a appris pour rester joyeux, en mouvement, alors que la vie ralentissait. Savourons.

 

Picture : Photo d’art The Dark London Eye – Artiste Quentin Calvinhac

La réflexion du bousier

 

Alors que je me débattais avec une énième réflexion existentielle, comme le confinement paresseux peut nous en faire tomber du ciel, je me sentis en face d’un obstacle énorme, difficile à bouger.

Dédaignant l’élégante image de Sisyphe et de son trio infernal rocher-montagne-dégringolade, j’eus en tête l’image d’un bousier. Oui. Je sais. C’est bizarre. Mais il se trouve que bien qu’étant une urbaine féroce et convaincue, j’ai quelques souvenirs de campagne silencieuse et tranquille, de journées où on laisse traîner les yeux au sol près d’une rivière, à proximité de pré empli de vaches, de longues heures d’observation du va et vient de la vie entre les herbes.

Les bousiers, donc. Ce genre de scarabée m’a toujours fascinée. Poussant inlassablement leur boule de ce que je croyais être de la terre, ils progressaient tout terrain, avec une volonté incroyable. Surmontant talus, pente, creux. Bref, des sur-insectes nietzschiens (j’exagère un peu). Notez que ça n’est que plus tard que je compris qu’ils trimballaient de la merde, et je vous prie de garder en tête ce joli souvenir innocent d’une jolie boule de terre, le temps de ce billet. Notez aussi que j’ai appris récemment (il y a 10 minutes, exactement) que les bousiers pouvaient transporter 1141 fois leur poids. Mille cent quarante et une fois. Je comprends mieux qu’ils m’aient laissé un souvenir impressionné.

Donc. La réflexion coincée, et le bousier. Plus je pensais à cela, plus je me rendais compte qu’il y avait plusieurs configurations de réflexion bloquée.

Entre la réflexion coincée, que l’on veut pousser plus loin, mais on ne sait pas par où commencer. Genre “il doit y avoir un autre truc plus loin, mais où ?”.

La réflexion coincée, qui est bloquée, on ne sait pas par quoi. Genre, “Je sais que c’est pas fini, mais je vois rien après”.

La réflexion coincée, qui ne sait pas qu’elle est coincée. Genre “C’est bon, je suis la queen, je suis arrivée au bout, la preuve, ça n’avance plus, c’est qu’on est arrivé à destination”.

Vous le voyez ce petit bousier qui pousse sa sphère immense de terre ? (on a dit que  c’était de la terre, merci de respecter). Et bien, le petit bousier, sachez-le pousse sa boule de terre vers chez lui (merci Wikipédia), et aucun obstacle ne l’arrête. Il est mû par le désir de rentrer chez lui, avec son trésor, pour consolider sa maison, se nourrir, impressionner les femelles. Le bousier n’arrête de pousser ce truc immense, de 1141 fois son poids, que lorsqu’il est arrivé chez lui, quand il sait qu’il est à la maison.

J’ai trouvé cette idée bien puissante, concluant une bonne fois pour toute, pour moi-même, que toute réflexion est bonne à mener, sans relâche, jusqu’à ce que l’on ait vraiment le sentiment d’être arrivé chez soi avec. Quels que soient les obstacles.

Voilà, voilà, vous pouvez retourner dans vos prés à vache, ou alors écouter la chaîne de “Change ma vie”, avec cet épisode sur “Adopter de nouvelles pensées”, qui permet de faire avancer ses réflexions.

 

Un Orteil en Dystopie

Il y a quelques jours, c’était la pleine lune, rêvassant en post yoga yin – une pratique qui agit sur moi comme une baguette magique – je savourais l’état d’apaisement complet. C’était donc le timing parfait pour jeter les bases d’un monde imaginaire qui serait un confinement permanent. Ouaip, pourquoi pas ? Enfermés à jamais. Tous. Si nous devions écrire un roman dystopique, à quelles questions faudrait-il répondre pour dessiner un paysage crédible ?

Nos personnages. Partis pour une journée en famille et finalement destinés à errer éternellement dans leur foyer. Certains dans un studio, d’autre dans une villa, d’autres sur un yacht. Appartement, bateau, ras du sol ou dans l’espace, tous apprendraient en marchant la dure loi de la distanciation sociale. Avec maladresse ou aveuglement, dans tous les cas imparfaitement. On serait clément.

L’interaction au monde. Une tête passée par le vasistas. Une femme assise sur son balcon, le regard au loin. Mais surtout. Les yeux rivés sur l’écran. Vive les internets. Le monde confiné-éternellement basculerait sur l’infrastructure internet, ramenant là bas nos interactions dans le monde physique (minoritaire ou majoritaires que l’on ait été sociable ou moins). Dans les câbles sous marins. Avec ces fils, nous serions reliés au monde. On dirait que ça tiendrait. Admettons.

Les autres. Le voisin est là, mais infréquentable. #RestezChezVous. Les paquets d’humains semés sur le territoire, destinés à ne jamais se toucher. Comme des îlots sur un océan. Comment fabriquer une société ensemble, quand l’autre reste loin ou abstrait (peut être un problème que seuls se posent les non-digital native) ? Comment faire battre sa tête, son cœur avec le grand cycle de la vie, quand les enterrements ne sont plus des réalités, mais des histoires que nous nous racontons seuls ? Comment apprendre à accepter l’autre quand un simple geste (éteindre la vidéo, supprimer les messages) nous en débarrasse. Isolés, loin des bars, du cours de gym ou de zumba, la réalité, diverse et riche, ne se rappellerait plus à nous. Bon, okay. La réalité trouverait d’autres formes pour nous sauter à la gueule. On inventera, on rigolera.

Notre apparence, notre corps. Nous aimerions-nous assez pour n’être beaux et belles que pour nous et nos co-confinés ? Sans séduction en face à face, quel serait le moteur pour rester chouette ? Évidemment, l’exercice physique serait un élément pour nous garder  remarquablement musclés, ferme au toucher, la joue haute – on tient plus longtemps en vie musclé et dynamique que biberonné à la mal bouffe et à l’avachissement. Mais sommes-nous tous équipés de la discipline et la force morale nécessaire pour cela ? On dirait que certains oui, et d’autres non.

L’amour. Être coincé éternellement dans une app de rencontre. Des volontaires ? J’en vois quelques-uns. Comment d’ailleurs traiterions-nous la question de la confiance virusienne ?  Aurions-nous des scores de prudence sociale, une note de taux de fréquentation? Un macaron de charge virale ? Ou reviendrions-nous à la rencontre physique comme le grand saut, à l’aveugle, le truc sérieux qui ne se décide pas à la légère ? On dirait qu’il y aurait plein de possibilités, échelonnées sur le degrés de l’audace ou de la folie – choisis ton camp camarade. On y mettrait une pointe de haine, et de jalousie, on ne change pas une humanité qui gagne -hum, hum.

Les besoins premiers. Se nourrir, s’éduquer, se soigner. De nouvelles segmentations s’installeraient. Des filières plus ou moins virus-free ? Les hôpitaux absolument masqués-desinfectés-testés. Et les autres. Les magasins aux circulations et acheminements sous contrôle. Et les autres. Un monde à deux vitesses, ou peut être segmenté pas le bingo des labels virus-free-bio-circuit-court-jamais-touché-par-un-humain. Accessible en montrant patte blanche. En espèce sonnantes et trébuchante ou en certificat médical ? Attachons-nous à ne suivre ni l’un, ni l’autre, mais le petit monde du Do It Yourself – on n’est finalement jamais mieux servi que par soi même en temps d’épidémie.

Consommer ? S’amuser ? Une fois les besoins premiers satisfaits. Acheter quoi, pour ceux qui ont ce luxe ? Yet another gadget ? A quoi servirait maintenant une montre connectée, jamais à plus de 3 mètres de mon ordinateur, jamais à moins de 50 centimètres de mon smartphone à quoi bon me mieux connecter entre le couloir de ma chambre et le salon ? Des fringues ? Sans le regard de l’autre. Peut-être. Mais peut être serions-nous satisfaits de nos fringues favorites, confortables et routinières. Nos mètre-cube étant comptés, l’achat impulsif s’en retrouve freiné. Sauf peut être pour amener de la vie dans le territoire. Oui, des plantes, de l’organique, des trucs qui poussent, témoins de la vie qui continue. Oui, va pour une jungle permaculturée. Et des trucs qui n’existent pas encore pour nous divertir ici et maintenant. Des trucs de dingue.

Travailler. Travailler pour qui, pour quel monde ? Ici encore. Peut être un travail à deux vitesses. Travail exposé, travail non-exposé (bon finalement un peu comme aujourd’hui, quoi). Et quelle fonction aurait le travail dans nos vies ? Acheter des choses, oui, mais quoi (cf point précédent pour les plus riches) ? S’échapper. Satisfaire un ego, une reconnaissance (construit sur quels indicateurs sociaux). Construire du commun ? Génial. Lequel ? Ici, on dirait qu’on serait obligé de reconstruire du sens.

L’organisation de la société. Serions-nous des citoyens connectés, diagnostiqués, embarqués dans des indicateurs de virus, de sureté, de santé ? Ou au contraire, serions-nous en boîtes noires, enfermés dans nos grottes, ou chacun sur son radeau ? Coupées du collectif ou branchés en foule sur les questions de démocratie? Délégation ou autonomie ? Local ou global (si les frontières autres que naturelles gardent un sens). Créerait-on des castes, selon nos parcours plus ou moins virus-free de santé, nourriture, éducation. Ici, beaucoup de choix dans notre scénario. Le romancier devra dégager des lignes fortes. Proposition :  adresser les besoins premiers, de manière égale, pour toutes et tous.

 

Mon roman dystopique n’est pas encore écrit. Parce que j’aimerais encore explorer mes pires et mes meilleures options. Mais cette  réflexion d’un monde autre me permet, dès aujourd’hui de remettre en perspective le monde confiné, en transition vers un monde encore inconnu.

Nous ne sommes pas égaux face au bonheur en équilibre sur une poutre

Bon, nous voici toutes et tous confinés. Logés à la même enseigne. A la même enseigne ? Vraiment ? Nope.  La soignante, le père célibataire, le vieil homme isolé, la famille nombreuse pleine d’ado, le free-lanceur aguerri, le couple avec des enfants en bas âge, le chômeur à temps partiel, l’éboueur, l’introverti, l’extravertie, à la ville, à la campagne, le télétravailleur, la travailleuse sur poste, l’épouse détestante… Plus que jamais, nous sommes coincés dans des bulles différentes. Matériellement. Professionnellement. Technologiquement. Emotionnellement.

Dans l’espace, dans le temps, dans nos imaginaires très intimes, nous vivons une situation très différente, bien plus que d’habitude. Parce que l’accès aux ressources est limité, parce que notre capacité de déplacement est limitée, parce que nos pouvoirs de négociation ont été amoindris sur notre lieu de travail, parce que nous devons tenir compte de nos proches. Parce que nous avons différentes maturités et stratégies face à l’isolement, au changement, à la consigne, à l’adaptation, au bonheur en équilibre sur une poutre. Nous sommes pressés de tout côtés, nous sommes transformés, travaillés bien plus que jamais par nos blessures intimes et nos peurs secrètes, dans un cadre anxiogène et changeant.

Et alors ? Alors. L’universalité, en matière de confinement n’existe pas.   “les gens sont…”, “les cons qui…”, “ceux qui…”. La segmentation des situations réelles est telle qu’il n’existe sans doute pas plus de deux personnes que l’on puisse mettre dans le même panier. Porter un regard sur l’autre, franchir la barrière du jugement a toutes les chances d’être un magistral faux-pas, et de nous dresser les uns contre les autres. (A l’heure où j’écris cela, croyez moi, j’adorerais que nous soyons tous dressés les uns contre les autres dans un mega-fiesta sur une plage à Marseille, mais je m’égare). Gardons en tête que nos catégories et étiquettes habituelles sont en bordel.

Ben merde alors ? On ne plus plus dauber sur les #gens tranquille ? On ne peut plus balancer sur les inconnus, les collègues, les voisins, la famille des autres … ? Ben si ! Mais peut être, avant de se jeter tête baissée dans cette occupation qui nous est chère, et nous fait tant de bien, pourrions-nous faire refaire un petit check de réalité. Interroger nos interlocuteurs. L’air de rien. Sonder. Sans intrusion. Comment vas-tu, comment es-tu impacté par tout ça, quelle énergie te reste-t-il en fin de journée, quelle résistance à la solitude as-tu, as-tu peur de la mort (nan, je déconne) (quoique), quelle est ta perception de la situation, man_ues-tu de quelque chose. J’en sais rien, moi, faites votre questionnaire, avec ou sans humanité, avec ou sans méthode, mais allez chercher sur le terrain, rapprochez-vous, à bonne distance sociale. Pour détacher, un à un, chaque individu de la masse, de la grande famille des #gens. Pour nous reconstruire une réalité plus vraie, de cette situation. Comprendre mieux que jamais ce que l’autre vit – si il a envie d’en parler – dans ses malheurs, dans ses bonheurs (parce que il y en a).

Vous pourriez vous offenser. “Hop, hop hop. Mais je te vois venir, là. On se retrouve muselés ? On ferme sa gueule ? On peut plus parler de collectif alors ?”. Merci pour cette excellente question (oui, je m’aime toute seule, c’est à la mode).  Ha mais si, vous répondrais-je. Bien au contraire. Broder sur le monde que nous souhaiterions après. Imaginer des mécaniques qui nous mettrait plus d’égalité demain, dans une situation similaire. Penser des solidarités qui perdurent. Construire la transition d’aujourd’hui, vers demain.

Si, bien sûr. Vite. Allons-y. Sans retenue.

 

 

 

De l’absence et de la présence

 

Confinement et questionnement. Ici, point de réponse. Juste quelques questions.

Parlons de l’autre. De celui, ou celle dont la présence faisait battre le cœur le 13 mars, celui ou celle qui comptait, avec qui vous faisiez volontiers des entrainements intensifs de confinement bien avant que le confinement n’existe, dans une intimité choisie. Celui ou celle qui se trouve aujourd’hui trop loin.

Et oui. Parce que le fucking-covid nous a figés, tels que nous étions le 13 mars . Peut-être en train de devenir amoureux, peut-être dans une relation qui commençait, qui s’installait, ou peut-être dans un début de quelque chose dont nous ne savions même pas donner la nature exacte. Et paf. Suspension de match. Plus de contacts physique. Il ne nous reste plus que nos téléphones et caméras. Plus de sourire chaud, plus de regard perçant, plus de peau à caresser. Et cela pour quelques semaines.

Un temps suspendu. Une merveilleuse occasion de comprendre pourquoi lui, pourquoi elle. Un temps privilégié pour comprendre ce qui se passe sur ce lien qui frémissait encore le 13 mars. C’est le moment.

De comparer la présence et l’absence.

De ressentir si ce que l’autre propose, à distance, malgré tout, fait grandir (si l’on veut grandir), accompagne (si l’on veut être accompagné), rassure (si l’on veut être rassuré), fait rire aux éclats (si l’on veut …), nous chatouille (si l’on…), nous fait de la place (si…), nous donne envie de fantaisie (…). Où se place donc cette relation dans notre chemin ?

De constater aussi si les rouages de la communication sont compatibles, si l’on est entendu, et si l’on sait écouter l’autre, pleinement et dans les nuances. Si les conversations du type “Je suis tellement mal que je pourrais tuer un petit chat à mains nues, que me conseilles-tu de faire” partent en cacahuètes, ou au contraire finissent dans un soulagement, un fou-rire libérateur, un plan d’action avec KPI précis, l’impression d’avoir gagné des points de vie (liste d’exemples évidemment non-exhaustifs, je ne sais pas comment vous aimez finir vos conversations sérieuses). Alors, ça fonctionne ?

De toucher du doigt ce que l’autre, ou le “nous”, deviendrait en situation distordue. Ce confinement, c’est peut-être la répétition générale un peu au ralenti de ce qui vous attendrait dans vos prochaines galères à deux. Le week-end pourri, la soirée naze, ou un piano tombé du ciel. Et de vérifier, peinard, depuis votre canapé si le bavardage ou le silence de l’autre vous fait du bien, si ses petites confessions vous donnent envie de mettre en pose la visio-conférence pour bouquiner tranquilou, ou vous font vous resservir un verre de vin, les yeux attendris et le cœur frétillant. Quel est votre ressenti ?

Enfin. Il est intéressant de s’observer encore un peu le nombril (on a du temps), et de vérifier que soi, sans l’autre, n’est pas mieux que soi, avec l’autre. Parce que tenter l’aventure d’être un “nous”, c’est parfois renoncer à un morceau de soi. You see… Donc ? Des regrets sur ce que l’autre vous empêche-évite d’être ?

Constater. Et comprendre un peu mieux, peut-être, le chemin qui se dessinerait à deux, si l’on veut toujours dessiner avec l’autre…

La vie, à travers un pare brise éclaté

 

Méhari-03

Cette semaine, je me suis réveillée avec un doux message de ma voisine. “Virginie, je préfère te prévenir, le pare brise arrière de ta voiture est abimé.” Mmmm. Effectivement. Irrécupérable.  J’ai fini le boulot des indélicats pour éviter de semer des bris de glace dans toute la ville. Cette histoire de pare brise brisé, c’est un incident – modeste – qui vous oblige à faire un petit pas de côté dans la vie, et de faire des choix. Vivre une petite semaine sans pare brise arrière aurait largement mérité un TEDx, mais, ami lecteur, comme je reste une modeste blogueuse intermittente, je préfère écrire un billet.

Quelques précisions. Ceux qui me connaissent savent que je suis peu attachée aux aspects matériel de ce monde, que je roule dans une voiture de bonne mère de famille (c’est comme bon père de famille, mais c’est moi qui conduit), récupérée in extremis alors qu’elle partait vers une seconde vie, un peu fatiguée. Cette voiture croise rarement un aspirateur (ou alors quand je sais que je dois transporter un #gens qui s’habille bien), et son coffre est un peu une extension de ma cave (ou de mon sac à main), puisqu’il contient des planches de surf en polystyrène, une rame d’un bateau gonflable disparu, des fringues à donner, et un assortiments de skate et de rollers de peu de valeur. Mais venons-en aux faits. Qu’ai je appris grâce à cet incident de vitre brisée ?

La recherche du coupable. Le premier réflexe est souvent de trouver un responsable, quelqu’un à blâmer pour ces éclats de verre. Dequiestcedonclafaute ? Suis-je coupable ? Oui, la culpabilité, ce truc qui dit que peut-être l’ai-je mérité, que si je rangeais un peu mieux cette voiture, elle serait moins tentante… Puis non. Okay, mais si ce n’est pas moi. C’est un autre. Quel autre ? Qui ? peut être ce gars, que j’ai un peu malmené. Il connait mon nom, ma voiture, il aurait pu… [ici des cogitations improbables et compliquées]. Puis non. J’ai décidé de ne pas prêter attention à cet élan de recherche de coupable. On ne saura jamais qui a brisé cette vitre, et c’est la vie. C’est reposant comme tout de conclure ainsi. “Peu importe qui, c’est arrivé, et je n’y peux pas grand chose.”

L’anxiété du monde. Une fois que l’on a réglé entre soi et soi le problème du coupable, que l’on se dit que c’est la vie, il y a les autres. Les personnes à qui l’on raconte, ou que l’on croise sur un parking. “Oh la la, mais que vous est-il arrivé ?”. Et qui répandent, leur haine, leur peur. “Ha mais c’est comme ça de nos jours, on ne peut faire confiance à personne. Le plaisir de casser, sans raison, ces petits cons …”. Donc, j’ai finalement évité de parler de cette affaire, pour ne pas renforcer cette vision triste du monde, favoriser la haine des autres – surtout de ceux que l’on ne connaît pas, je le rappelle.

La question de l’intime, de la confiance. Avoir son pare brise arrière cassé, c’est un peu spécial. On a l’impression que n’importe qui pourrait plonger sa main dans la voiture, jeter un papier sur les sièges (oui, parce que quand même cette voiture est souvent traitée de poubelle par ses passagers), s’asseoir au volant, ou récupérer un skate d’enfant dans le coffre (le contenu de mon coffre est toujours là, je n’ai pas eu le temps de le vider, et il est plein d’éclats, je ne sais pas comment font les gens pour faire tout parfaitement, en temps et en heure). Pire, on pourrait imaginer un intrus talentueux, qui pourrait la démarrer et l’emporter. L’absence de pare brise, c’est un boomerang dans la gueule de la propriété privée. Même si je prête ma bagnole à qui veut, c’est pas pareil de me dire qu’un-e inconnu-e pourrait en profiter. C’est par ailleurs la porte ouverte à la suspicion. Et bien j’ai décidé de prendre ce risque. Me garer à Marseille ou dans ma ville. Et me dire que personne ne va rajouter à mon malheur de vitre cassée, un vol ou une dégradation. Bref,  je veux avoir confiance en l’humanité, tourner le dos à cette histoire stupide de destin qui s’acharne (aux dernières nouvelles, ça marche).

Le confort en toute situation. Qui dit pare-brise arrière absent, dit remplacement temporaire. Peu d’options existent en attendant que mon gentil et compétent garagiste le remplace. Les avis convergent rapidement sur le fameux sachet poubelle plastique, option solidité, éventuellement renforcé par un carton, scotché soigneusement sur la carrosserie. Ce fameux dispositif qui fait crchrchchkrichrkri quand on roule, m’exaspère, et me rappelle sans arrêt l’incident. Donc, non. Même si cette protection aurait pu me donner un début d’assurance (illusoire) que personne ne pourrait accéder à mon coffre (cf, le point sur l’intime et la confiance), j’y ai très rapidement renoncé, préférant rouler les cheveux aux vents, plutôt que de subir ce bruit de sachet contrarié et contrariant.

Finalement, cet incident m’apprend à lâcher prise sur le monde des objets, un peu plus, et le côté anxiogène et obscur de nos villes et de ses habitants. Je crois que je suis prête pour acquérir une décapotable. Une méhari, ce serait pas mal …

Picture : lancement de la Méhari en 68, sur  un golf de Deauville.

Culture numérique, les signaux faible de notre futur.

Il y a quelques semaines, TheCamp recevait Nicolas Nova. Un anthropologue dont le sujet de prédilection est la technologie. Dans un amphi réunissant startuper et fan du bonhomme, Nicolas nous a donné un aperçu de ce que pourrait être notre futur numérique. Son credo ? Les signaux faibles, tirés d’usages innovants d’artistes numériques pourraient être un indicateur de ce que le monde pourrait être demain.

 

nicolas nova at the camp

Culture numérique. Nicolas Nova étudie les technologies, et son dada du moment est l’étude de la culture numérique. Culture, au sens création artistique. Numérique, au sens logiciel, algorithme, code, outils. Voici quelques exemples de créations d’œuvres culturelles triées sur le volet que Nicolas partage en introduction de sa présentation.

La création originale. Mais que se passe-t-il lorsque les machines génèrent des œuvres d’un style nouveau, par association, recombinaison, mélange. On peut se laisser aller à cette réflexion en observant le résultat des artistes suivants :

  • Greg Borenstein a codé un logiciel qui créée une bande dessinée en associant des passages de romans policiers, avec des photos trouvées sur Flickr, qu’il assemble après un travail graphique noir et blanc. Le résultat ressemble à une bande dessinée, qui a du sens, une esthétique et une cohérence pour nous, humains. http://gregborenstein.com/comics/generated_detective/1/
  • Darius Kazemi aime mélanger les contenus et joue avec des bots, notamment sur Twitter. par exempele, il crée des headlines de journaux fantaisistes, qui parfois ressemblent comme deux gouttes d’eau à nos actualités (ou pas). Mais moi, j’aime bien celui-là. Évidemment, toutes ces œuvres sont disponibles sur github en open source.
  • Bernard Bauch fait partie des ghost writers, un artiste qui ordonne aux machines de générer du contenu automatiquement à partir de commentaires aspirés sur YouTube. Le livre est packagé et publié sur Amazon, qui a du mal à distinguer un vrai livre d’un faux. https://www.amazon.in/This-fuck-Matooli-Rkotm-ebook/dp/B008UCCWGK
  • La tête tourne un peu lorsque Nicolas explique qu’un artiste génère avec des robots de la musique, destinée à être écoutée par des robots, postée sur Spotify, créant un trafic réel entre robots, et alimentant la machine à monétiser de ce genre de plateforme.

Mixer, métisser, c’est prêt. Nicolas Nova nous rappelle néanmoins que cette façon de mixer, mélanger, reprendre et tordre n’est pas nouvelle. C’est peut être nouveau dans les cultures numériques, au sens artistiques, mais ceci est un procédé que les adeptes du métissage, mélange, et inspirations multiples utilisent depuis longtemps (par exemple, le Reggae). Il souligne également que ce niveau de manipulation de données, de mixage, n’est possible que parce que nos outils numériques, les formats des données sont standards, ont atteint une certaine maturité. Par ailleurs, ce jeu artistique sur l’automatisation (de la génération de contenu, à la publication, en passant par la monétisation) est extrêmement précieux puisqu’il met à nu les limites de la mécanique de nos outils et plateformes numériques, nous explique Nicolas Nova.

So what ! Que se passe-t-il quand ces procédés de génération d’œuvre ou de contenu atterrissent dans la vraie vie, pour servir des entreprises ? On tombe sur des articles de journaux générés automatiquement dans Forbes grâce à Narrative Science. On tombe cette notion de centaure , association pour le meilleur de l’homme et de la machine,  répandue dans le milieu des échecs.

Qu’en conclue notre anthropologue ? Premièrement. Les hommes ont effectivement intégré la technologie, ils ont une relation avec les machines, mais le niveau de maîtrise et de compréhension est plus élevé que ce qu’on le croit. Néanmoins, il reste des études à conduire pour comprendre notre relation aux outils numériques, automatisés, ou non. Deuxièmement. Il existe des pistes où l’homme et la machine, peuvent faire des choses positives, collaborer pour créer quelque chose de nouveau. Troisièmement. Ignorer la puissance des machines, n’aidera pas à empêcher la possibilité qu’elles remplacent l’homme dans des domaines.

 

Note : je recommande cette présentation faisant le point sur la collaboration homme machine, en type Centaure, par Amy Kruse « Human 2.0: How to Build a Centaur & Why It’s Going to Change the World” https://www.youtube.com/watch?v=O4AvEgoS2cs

** Picture by Ecochard Claude