Grenade

Sphère imparfaite, cabossée. Aquarelle sang et jaune.

Le jus s’écoule, les grains serrés, soudés, résistent.

Picorer un rubis, avaler tout un grain. Ca craque, ça croque, ça goutte.

Détacher un trio, en faire sauter quatre. Le sucre et l’amer en une seule vague.

Le cristal fondant et le pépin fragile. Jamais assez.

Retirer la peau épaisse et souple, ce sera plus facile.

Se saisir de dix grains, avec délicatesse, en ordre dispersé.

Lever le voile rempart, mettre à nu un gisement.

Grain par grain, les doigts de vin, n’en perdre aucun.

Petites victoires. Qui peut donc aimer ça ?

Grenade de mon enfance.

Donne-moi un nouveau royaume

Je m’assiérai là, immobile.

J’observerai le soleil se lever, se coucher, les arbres frémir.

Je sentirai leurs troncs chauffer, puis craquer sous les ombres.

J’écouterai la danse des abeilles, leur chemin vers les fleurs et les sucres.

Je vagabonderai pour dénicher fragments, étoiles, et trésors.

Je dormirai les yeux ouverts sous la voûte des milliers de feuilles vertes et frisonnantes.

Je marcherai sur la mosaïque des trèfles et des rubis violets.

Je sillonnerai les routes grises, colliers de boucles et d’épingles.

Je m’assiérai ici, ou là, à nouveau.

Après le temps qu’il faudra.

J’aurai trouvé l’harmonie.

Balancement

Paris. Le soleil est à pic. Les boutiques ont baissé rideau. La lumière est claire, la pierre des hôtels particuliers du Marais offre son aspect le plus acceuillant et mat. La chaussée du large boulevard est déserte, étrangement calme, rien ne roule. Le pas se fait promenade sous la chaleur estivale. Quelques touristes en chapeau cherchent leur chemin.

Soudain, un cadencement énergique s’impose. Toc. Toc. Toc. Un pas décidé. Un jeune homme. Pantalon noir, chemise blanche au vent. Filiforme, le cou long, il avance. Ses jambes attaquent le bitume, comme au ralenti, avec une puissance inattendue. A ses pieds. Une paire de bottines. Talon haut, bout pointu, des bottines de femme. Il avance, concentré sur sa marche. Il balance une hanche et un talon, attérit en souplesse, remonte une épaule, et rebelotte.

Il marche, la tête dans ses chaussures. Il chaloupe, teste son pas. Plus vite, plus lent, plus ample. Il ralentit devant une devanture, tourne la tête sur le côté avec grâce, s’admire des pieds à la tête, des pieds aux pieds. Ses talons claquent, plus fort encore, lorsqu’il reprend son pas cadencé. Il ajoute quelques balancements, teste cet artifice féminin qui lui va si bien. Soudain, les épaules se libèrent, ses bras se meuvent, enrichissent la danse de sa marche. Quelques passants se figent en le croisant. Sa présence forte dans le sec de l’été, et son mouvement décidé, semblent crier, regardez-moi, je suis moi, je suis elle, je suis celui qui aime marcher de manière libérée.

Il s’éloigne, le pas audacieux, parfaitement rodé et aérien, il semble né pour porter ces chaussures et incarner cette danse des hanches, ces roulements de cul qui sont la propriété des femmes depuis des siècles. Ici, le féminin d’hier l’emporte sur le masculin d’aujourd’hui.

Pic Silent World by Lucie & Simon Memories of a Silent world — Brodbeck & de Barbuat

À l’eau

Entre sable et coques.

La mer partage ses humeurs. Courants chauds. Courants froids. Des corps minuscules venus déverser leur âme.

Une algue solitaire danse. Pour qui, pour quoi ? Une bonne raison quelque part – il y a souvent une bonne raison quelque part.

L’îlot de pins et de palmiers. Peut-être. La lune opale, laiteuse. Le clapotis des bouées jaunes. Oui.

Un éclat de soleil. La cloche du manège. Tinkatinka. Ticket en main. Refaire un tour. Tourbillons.

Ce que ça nous fait

Il imagine à nouveau la distance, et songe la parcourir.


Elle célébre, sans doute aucun, les amitiés douces et mélangées.


Ils se délectent de l’inconnu qui les attend peut-être, ou pas, ou bien.


Il s’emplit à nouveau, réservoir ouvert, alors que les niveaux étaient fixes, rationnés.


Elle désenclenche la haute surveillance, elle sort du fort, la main tendue.


Il pense au carré de ses rêves, trace une ou cent cartes, les rebat et recommence.


Elles fixent un horizon qui atterit quelque part, un infini sans obstacle.


Elle vole le sourire d’une inconnue et le transmet, à qui voudra.

Il met un pied devant l’autre, pour un oui, pour un non, au diable la retenue.

Cet édifice, jusque là maintenu en équilibre, bras crispés. Cet édifice flotte soudain entre nos mains, poids plume. Le mouvement. Enfin. Au rythme de notre souffle. 

Le jour de la couleur (ou découverte de Zao Wou-Ki)

Le 19 Mai, c’était Le Grand Retour à la Vie. Les terrasses, les apéros jusqu’à 21 heures, la réouverture des lieux culturels, les magasins ouverts. Chacun, chacune, pioche dans cette nouvelle liberté ce qui lui a le plus manqué. Pour ma part : l’art, in real life. Direction l’Hôtel de Caumont à Aix En Provence. Zao Wou-Ki fait l’ouverture, on nous promet de la lumière qui ne disparait jamais.

Passons sur les conditions exceptionnelles de la visite que permettent les règles sanitaires (la visite se fait dans le calme, 5 personnes dans chaque pièce, on se croirait presque sur une visite volée). Notre artiste, Zao Wou-Ki, né en 1920 à Pékin a eu le bon goût d’aimer l’Europe, la France, les montagnes et la lumière du Sud. L’exposition nous le répète en boucle, fait grand étalage de ses sources d’inspiration françaises (#cocorico). Mais un vieux document vidéo de l’INA nous rappelle à l’ordre. Selon l’artiste, figuratif, abstrait, écoles, il n’y a pas lieu d’étiqueter pour apprécier la peinture. « Il n’y a que des mauvaises ou des bonnes peintures, les bonnes sont celles qui nous touchent », dit-il avec une voix chaude et rauque.

Alors disons que Zao Wou-Ki a fait des bonnes et des mauvaises peintures, pour réutiliser ses critères. Ses premières œuvres me touchent peu. Il y joue à déconstruire le monde, l’architecture, la nature, il place un soleil, une lune, ici et là. Puis, il amasse la peinture, propose des aplats, laisse filer quelques éclats de lumières, crée des contrastes sur des sujets qui me laissent indifférentes (pardon pour les grands amateurs). Ce premier étage, me fait regretter presque d’avoir quitté mon petit village de pêcheurs pour la grande ville. Et puis, dans la dernière salle de ce premier étage, la rencontre. Hommage à José Luis Sert – 14.07.88. Une déferlante de bleus, de blancs, de toutes nuances. Une toile de 3 mètres de large qui donne envie de rester en contemplation toute la journée. L’homme sait raconter une histoire en couleurs, ou du moins peut-il me faire croire que je comprends cette peinture, son récit, ses rebondissements et ses contrastes. Je suis touchée.

Zao Wou-Ki s’est aussi attelé à déconstruire les standards de l’encre de Chine. Ses amusements étonnent. Je reste longtemps devant ses oeuvres, genre de tests de Rorschach en grande dimension. Je me raconte des choses devant ces tâches noires et grises (je ne raconterai que en présence de mon psy). Je m’étonne des nuances qu’il obtient en deux tons. J’apprécie. Après ces pensées en noir et blanc, je poursuis ma visite.

Dernière salle de l’exposition. Surnommée immédiatement “la salle des grands frissons”. La série « La Cavalière », fait exploser les couleurs. J’y retrouve des odeurs de printemps (celui que nous n’avons pas vu arriver et qui se termine bientôt), des brins d’herbe fous, des fleurs étranges et vibrantes. L’audace des coloristes qui savent allier un vert, un rose fuschia, et quelques gouttes de rouge a toujours suscité en moi une grande admiration, et ici, Zao Wou-Ki se pose en maitre des audaces. Je vous laisse découvrir.

Je repars de l’Hôtel des Arts de Caumont les yeux pétillants. J’ai l’espoir de faire durer la beauté de ce moment, jusqu’à la prochaine rencontre artistique.

L’origine de l’Art

Juillet 2020, cour de l’Archevêché, Aix-en-Provence

Deux cents personnes masquées, assises sur des strapontins de bois. Température clémente, pour les sudistes. La scène immense, sol sombre, quelques marques. Les danseurs sont posés, ici et là, par groupe d’affinité. Shorts, collants, hauts près du corps. Les silhouettes grandes ou petites, les muscles longs ou forts. Chacun son caractère. On est loin de la norme.

Le maître entre. Salue, joue de son humour pour s’excuser de ne pas être en mesure de nous présenter son Lac des Cygnes qui a pris du retard. Nous subirons donc une séance de création, plutôt qu’une répétition.

Le cadre étant posé, le corps de ballet s’anime. Le maître lève une main avec grâce, plonge vers le sol, avance un pied, dans une direction, puis l’autre, porte le front vers le public. Il compte, dans le silence. Un, un, deux, deux, un, deux, trois, un, deux, quatre, un, deux. C’est une valse.

Antonin Prejlocaj propose, pour lui même, certains danseurs suivent, sans résistance, d’autres regardent, attentifs. Le mouvement n’est pas prêt, ils le savent. L’espace de la scène est segmenté. A gauche, le maitre et ses danseurs tests, au milieu ceux qui suivent, prompts à jouer la répétition, plus loin, à droite, ceux qui apprennent par le regard, en attendant que cette première mesure se finalise. Certains agitent leurs mains, soudain marionnettes danseuses. D’autres se meuvent, concentrés, ébauchent les pas, les tours, les élans. Répètent seuls, ou à deux, se corrigent, à trois. Découvrent ensemble le vocabulaire de ce Lac Des Cygnes. Au gré des ajustements que le maître apporte.

Une heure est passée. La mesure est prête. On a ajusté une centaine de glissé, rampement, port de tête, main filante. Puisqu’il est compliqué (mais pas impossible*) de décrire précisément un mouvement qui implique regard, bras, jambes, hanches, chaque fois agencés différemment, la mesure se raconte, avec et pour les danseurs, chaque mouvement porte un sobriquet, le saut bizarre, le plongeon brutal, le petit chien (la troupe aboie pour s’approprier ce mouvement), la dame en rouge (les mains pointent vers une personne habillée en rouge, dans le public, exactement placée où il faut). Une sorte d’histoire issue de l’imaginaire de cet instant. spécifique, mais qui aide à ancrer dans la mémoire de la troupe, qui crée de l’intimité et un vocabulaire commun. Les corps des danseurs refont ce que le maître fait.

Le maître se sait imparfait. C’est nul lance-t-il ? Les danseurs sourient. D’accord, c’est nul. On reprend. C’est ça ? interroge-t-il. Un hochement de tête. Il comprend que c’est mieux. Parfois il garde, même si c’est dur, même si c’est dense. On coupera plus tard, mais je veux un truc comme ça. Les danseurs apprennent la partition temporaire, puisqu’ils sont destinés à être cette matière de test, vivante, en devenir. Seul le mouvement collectif permettra de trancher. En groupe de 4, de 8, ils présentent au public et au maître, qui compte toujours, sans musique.

Il est temps de voir l’ensemble, cette mesure dansée en silence. On y va ! dit-il. Les danseurs bavardent encore, rejouent les temps avec leurs mains, les pieds immobiles.
La musique se lance. C’est le signal, chacun, chacune est à a place, comme par magie. L’harmonie de la musique et des danseurs est une évidence.

Un moment où l’on côtoie la création, où l’on s’ennivre du miracle artistique.

* Le ballet de Prejlocaj utilise la notation de Benesh pour archiver les ballets, au moment de leur création. Ce jour-là, sur scène une choréologue a noté chaque mesure. Anjelin Prejlocaj a recours systématiquement à cette technique de mémoire de ses ballets.

Ouvrir les tiroirs

Bon. Voilà. C’est bientôt la quille. Le D-day. Le déconfinement. Compte à rebours. Rouge, jaune, vert. Go.
L’extérieur inaccessible est bientôt à  portée de main. Les gens. Les gestes d’hier. La libre circulation. Ou presque. C’est le moment. Le temps de ressaisir ce qu’on avait mis de côté. Jeté dans un bahut.

Le bahut du déconfinement, moment lointain et utopique. Tiroirs dans lesquel on fourrait tout, faute de réponses. Pour tenir. Les questionnements étouffés, trop aiguës. Les trucs sur lesquels on avait peu d’emprise (en fait, pas du tout). On avait vite jeté tout ça, sans ordre ni méthode. Dévraquons. Ouvrons ces tiroirs. Ouvrons les, un à un. Puisque la rue, la ville, les sociabilités se dégèlent.
Qu’avons nous là ?

Le bonheur de retrouver ceux que l’on aime. Parceque s’avouer qu’ils nous manquaient cruellement était trop douloureux. Les envies de partage, de rires aux chandelles, de silences choisies. Ça se bouscule.

La colère d’avoir été infantilisée, du matin au soir, par des annonces de capitaine perdu. Parceque ça n’était pas le moment de ruer dans les brancards.

Le doux plaisir d’aller et venir. De marcher dans la rue sans froisser d’autorisation dans la poche. Liberté retrouvée. Bientôt !

L’anxiété de la proximité sociale. D’être à portée de l’autre. L’autre, l’inconnu, que nos portes fermées tenaient à bonne distance. Il faudra maintenant faire face.

Oh mais ! L’espoir de surprises offertes par le hasard des chemins qui se croisent. Le hasard, la malice… On avait oublié.

L’amertume d’avoir vu une humanité éructante, la bave aux lèvres, dressant un bûcher chaque jour, pour y brûler ses peurs.

La noirceur de ses propres côtés sombres. La loupe sur nos étrangetés, ridicules et monstrueuses. On traitera ça au grand jour, dans le flow de la liberté et du temps reconquis.

La légèreté, la frivolité, l’idée des possibles infinis, remisés pour cause de vie figée. Welcome back.

La liste secrète des choses matérielles qui nous manquaient le plus. Très vide finalement.

L’émerveillement d’être en contrée exotique. Ha non merde. Pas tout de suite. On referme vite. En y glissant la recette du pain maison. Ce sera pour plus tard, ou jamais.

Tout cela. Au grand jour. Avant le grand jour. En plus de tout ce que l’on a appris pour rester joyeux, en mouvement, alors que la vie ralentissait. Savourons.

 

Picture : Photo d’art The Dark London Eye – Artiste Quentin Calvinhac

Pourquoi pas.

Et s’il fallait se cacher parfois dans les méandres, dans un pli de couture. Pourquoi pas.

S’il fallait, en silence, jouer au mikado avec son âme, perdre et gagner. Pourquoi pas.

Conter à soi-même, pour soi-même, soliloquer. C’est une piste.

S’il fallait que quelques braises restent dans le noir. Pourquoi pas.

Si les gouttes de pluie servaient de métronomes, quelques fois. Oui.

Si la substance du monde résidait en un seul pétale, blanc et dentelé. Pourquoi pas.

Ce que tu voudras.

N’importe quelle étincelle.

 

Picture : Image par Romi_Lado de Pixabay

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La réflexion du bousier

 

Alors que je me débattais avec une énième réflexion existentielle, comme le confinement paresseux peut nous en faire tomber du ciel, je me sentis en face d’un obstacle énorme, difficile à bouger.

Dédaignant l’élégante image de Sisyphe et de son trio infernal rocher-montagne-dégringolade, j’eus en tête l’image d’un bousier. Oui. Je sais. C’est bizarre. Mais il se trouve que bien qu’étant une urbaine féroce et convaincue, j’ai quelques souvenirs de campagne silencieuse et tranquille, de journées où on laisse traîner les yeux au sol près d’une rivière, à proximité de pré empli de vaches, de longues heures d’observation du va et vient de la vie entre les herbes.

Les bousiers, donc. Ce genre de scarabée m’a toujours fascinée. Poussant inlassablement leur boule de ce que je croyais être de la terre, ils progressaient tout terrain, avec une volonté incroyable. Surmontant talus, pente, creux. Bref, des sur-insectes nietzschiens (j’exagère un peu). Notez que ça n’est que plus tard que je compris qu’ils trimballaient de la merde, et je vous prie de garder en tête ce joli souvenir innocent d’une jolie boule de terre, le temps de ce billet. Notez aussi que j’ai appris récemment (il y a 10 minutes, exactement) que les bousiers pouvaient transporter 1141 fois leur poids. Mille cent quarante et une fois. Je comprends mieux qu’ils m’aient laissé un souvenir impressionné.

Donc. La réflexion coincée, et le bousier. Plus je pensais à cela, plus je me rendais compte qu’il y avait plusieurs configurations de réflexion bloquée.

Entre la réflexion coincée, que l’on veut pousser plus loin, mais on ne sait pas par où commencer. Genre “il doit y avoir un autre truc plus loin, mais où ?”.

La réflexion coincée, qui est bloquée, on ne sait pas par quoi. Genre, “Je sais que c’est pas fini, mais je vois rien après”.

La réflexion coincée, qui ne sait pas qu’elle est coincée. Genre “C’est bon, je suis la queen, je suis arrivée au bout, la preuve, ça n’avance plus, c’est qu’on est arrivé à destination”.

Vous le voyez ce petit bousier qui pousse sa sphère immense de terre ? (on a dit que  c’était de la terre, merci de respecter). Et bien, le petit bousier, sachez-le pousse sa boule de terre vers chez lui (merci Wikipédia), et aucun obstacle ne l’arrête. Il est mû par le désir de rentrer chez lui, avec son trésor, pour consolider sa maison, se nourrir, impressionner les femelles. Le bousier n’arrête de pousser ce truc immense, de 1141 fois son poids, que lorsqu’il est arrivé chez lui, quand il sait qu’il est à la maison.

J’ai trouvé cette idée bien puissante, concluant une bonne fois pour toute, pour moi-même, que toute réflexion est bonne à mener, sans relâche, jusqu’à ce que l’on ait vraiment le sentiment d’être arrivé chez soi avec. Quels que soient les obstacles.

Voilà, voilà, vous pouvez retourner dans vos prés à vache, ou alors écouter la chaîne de “Change ma vie”, avec cet épisode sur “Adopter de nouvelles pensées”, qui permet de faire avancer ses réflexions.